mardi 10 décembre 2013

Apartheid, j'avais 15 ans



Après une première année passée à Madagascar, mon père planifiait nos premières vacances. Fallait-il parler de vacances estivales? Le calendrier scolaire était calqué sur celui des contrées du nord. À Tuléar, l’hiver arrive en juillet. Un des multiples effets de la colonisation.
Nous resterions en Afrique afin d’explorer des lieux moins accessibles du Québec, l’Europe étant ainsi éliminée. Devrais-je ajouter que ce séjour de deux ans de coopération avec quatre enfants était également le premier voyage de mes parents? Ils réalisaient un rêve, surtout mon père, que ma mère avait secondé dans cette aventure.
L’adaptation à la vie malgache s’avérait difficile pour ma mère : les viandes suspendues en plein air à 40 degrés, les règles d’hygiène – ou plutôt leur absence – l’approvisionnement, les soins, les maladies, les insectes… Peut-être pour nous donner un répit en reprenant contact avec de la modernité, l’Afrique du Sud fut choisie comme destination de l’été 1971, non à Johannesburg, jugée trop violente, mais du côté du Natal. Mes parents nous informèrent de l’apartheid, ils ne fermaient pas les yeux.
Débarquement à l’aéroport de Durban. Premier choc : toilettes pour femmes blanches, toilettes pour femmes non-blanches. Je n’avais pas pensé cela aussi cru. Au guichet voisin de la douane, une famille indienne a droit à la totale comme fouille. Nous, rien. Un douanier explique qu’ils avaient déjà épinglé une femme tentant d’entrer illégalement, caché dans son sari, un vélo d’enfant… Non, mais! Quelle audace!
Taxi, hôtel. Grands boulevards, escaliers roulants, centre d’achats, feux de circulation (il n’y en avait aucun à Madagascar, pays plus grand que la France). Mon frère et moi, tout émus, avons vu Love story dans un vrai cinéma. À Tuléar, nous jouissions d’une salle en plein air avec des bancs de bois sans dossier, avec puces de sable et mouches au rendez-vous. L’excitation à renouer avec le confort moderne s’accompagnait d’un inconfort. Nous visitons : townships, sorties du travail de centaines d’employés Noirs coupés des leurs, les cases zoulous loin des villes et des commodités. Les photos prises et développées sur place, disparues, censurées. Je revois cet homme grand, svelte, élégant, stylé,  employé du complexe du Drakensburg où nous logeons, accroupi, caché par la table: il note quelques mots en français - merci, bonjour - curieux d'apprendre. Des mots volés, il jette des regards furtifs autour de lui. Parler avec des étrangers peut coûter son emploi à un Noir. Peur et méfiance, toujours. J’apprends. J’apprends l’existence de trois plages à Durban, une pour les Blancs, une pour les Indiens et la dernière, une falaise au pied de laquelle nagent les requins, pour les Noirs. Mandala/Madiba est incarcéré; les manifestations silencieuses, de Blancs également, écrasées.
Ma richesse comparative me créait un malaise à Madagascar. Ici c’était pire. Je recevais le choc nord-sud en pleine face, l’étalage de l'opulence occidentale reposant sur l’exploitation de tous les autres. Impossible d'y échapper. Pour couronner le tout, à la boutique de l’hôtel, parmi les produits de luxe, j’aperçus une boîte de sirop d’érable du Québec. La honte. J’avais quinze ans.


© Colette Bazinet, 2013 

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