Après une première année passée à Madagascar, mon père planifiait
nos premières vacances. Fallait-il parler de vacances estivales? Le calendrier
scolaire était calqué sur celui des contrées du nord. À Tuléar, l’hiver arrive
en juillet. Un des multiples effets de la colonisation.
Nous resterions en Afrique afin d’explorer des lieux moins
accessibles du Québec, l’Europe étant ainsi éliminée. Devrais-je
ajouter que ce séjour de deux ans de coopération avec quatre enfants était
également le premier voyage de mes parents? Ils réalisaient un rêve, surtout
mon père, que ma mère avait secondé dans cette aventure.
L’adaptation à la vie malgache s’avérait difficile pour ma mère :
les viandes suspendues en plein air à 40 degrés, les règles d’hygiène – ou
plutôt leur absence – l’approvisionnement, les soins, les maladies, les
insectes… Peut-être pour nous donner un répit en reprenant contact avec de la
modernité, l’Afrique du Sud fut choisie comme destination de l’été 1971,
non à Johannesburg, jugée trop violente, mais du côté du Natal. Mes parents
nous informèrent de l’apartheid, ils ne fermaient pas les yeux.
Débarquement à l’aéroport de Durban. Premier choc : toilettes
pour femmes blanches, toilettes pour femmes non-blanches. Je n’avais pas pensé
cela aussi cru. Au guichet voisin de la douane, une famille indienne a droit à
la totale comme fouille. Nous, rien. Un douanier explique qu’ils avaient déjà épinglé
une femme tentant d’entrer illégalement, caché dans son sari, un vélo d’enfant…
Non, mais! Quelle audace!
Taxi, hôtel. Grands boulevards, escaliers roulants, centre d’achats,
feux de circulation (il n’y en avait aucun à Madagascar, pays plus grand que la
France). Mon frère et moi, tout émus, avons vu Love story dans un vrai cinéma. À Tuléar, nous jouissions d’une
salle en plein air avec des bancs de bois sans dossier, avec puces de sable et
mouches au rendez-vous. L’excitation à renouer avec le confort moderne
s’accompagnait d’un inconfort. Nous visitons : townships, sorties du
travail de centaines d’employés Noirs coupés des leurs, les cases zoulous loin
des villes et des commodités. Les photos prises et développées sur place,
disparues, censurées. Je revois cet homme grand, svelte, élégant, stylé, employé du complexe du Drakensburg où nous logeons, accroupi, caché par la table: il note quelques mots en français - merci, bonjour - curieux d'apprendre. Des mots volés, il jette des regards furtifs autour de lui. Parler avec des étrangers peut coûter son emploi à un Noir. Peur et méfiance, toujours. J’apprends. J’apprends l’existence de trois plages à Durban, une
pour les Blancs, une pour les Indiens et la dernière, une falaise au pied de laquelle
nagent les requins, pour les Noirs. Mandala/Madiba est incarcéré; les manifestations
silencieuses, de Blancs également, écrasées.
Ma richesse comparative me créait un malaise à Madagascar. Ici
c’était pire. Je recevais le choc nord-sud en pleine face, l’étalage de l'opulence occidentale reposant sur l’exploitation de tous les autres. Impossible d'y échapper. Pour couronner le
tout, à la boutique de l’hôtel, parmi les produits de luxe, j’aperçus une boîte de sirop d’érable du
Québec. La honte. J’avais quinze ans.
© Colette Bazinet, 2013
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