mercredi 8 juillet 2015

Ces morts que je croise


J'avais amarré L’Opium à Saint-Jean-Port-Joli et flânait sur le pont. Comme ça, du coin de l'oeil, furtivement, une silhouette marchant allègrement sur le quai fédéral attira mon attention. Lise ?
J'observai plus attentivement la femme, cheveux et foulard au vent, droite, à la fière allure, le pas dynamique. Malgré la distance, plusieurs centaines de pieds du bateau, c'était bien elle. Lise. Seul problème, elle est morte et enterrée.
Puis il y a cet homme que je ne cesse d'apercevoir ou de croiser. Sur les places de village, les chemins, dans les parcs ou les centres d'achats. Âgé, le dos un peu courbé, chapeau Tilley à large bord. Immobile, souvent, cherchant à déjouer son équilibre chancelant. Déambulant lentement, à petits pas. Il semble toujours chercher quelque chose. Par terre ou ailleurs. Mon coeur accélère à chaque fois. Mon père, avec sa fragilité vieillissante, un corps qui ne traduit plus l'assurance du discours. Lui aussi décédé. Trois mois après Lise, ma quasi-belle-soeur.
Prête à larguer les amarres
crédit photo Chantale Côté ©
Le dernier, je le frôle dans les foules. Rue Saint-Jean à Québec, entre autres. Par jours ensoleillés. En touriste ou joyeux luron. Ce barbu jovial avance à grands pas. Rattrape-t-il le temps à ses yeux perdu ? Je le vois avec vingt, trente ans de moins qu'à son décès, époque où je l'ai davantage fréquenté. Mon ami Pierre. Parti l'année passée. Je pense. Je me mêle dans les calendriers.
Comme tout un chacun, au fil du temps, je cumule les morts. Des proches, d'autres non. Des morts touchantes, des troublantes, des brutales, des lentes, des subites, des lointaines, des anciennes que j'apprends longtemps après les faits. Ces trois-là m'accompagnent fréquemment. Lise, la battante - était-ce pour répondre aux espoirs de tes enfants et de ton conjoint que tu as accepté les dernières chimios ? Mon père qui a à peine pu réaliser qu'il se mourrait. Pierre le colérique, furieux de ne pas avoir concrétisé tous ses rêves.                                                 
  J'ai cru devenir folle de les voir ainsi surgir inopinément, puis j'ai accepté. Leur présence demeure, incontournable.  Au  travers les évocateurs, je glisse un mot à mes morts, une pensée va vers eux — ou vient à moi. Voilà le sens de la résurrection chez les anciens Sémites. Jésus, qu'un cas parmi les autres. Les chrétiens l’ont monté en épingles. 
Ces morts qui nous accompagnent vivent tant que nous poursuivrons le dialogue avec eux.
Salut vous autres ! Je vous aime.



© Colette Bazinet, 2015